Rappel : le principe des textes classés dans la catégorie Garbage collector veut que chaque texte soit inspiré par une chanson, l’ensemble des textes devant former un tout cohérent. Dans ma mesure du possible, la chanson est incluse en fin de texte. N’oubliez donc pas de commencer par le chapitre I au risque de ne pas tout comprendre.
– Tu es sûr que ça va aller ?
Je hoche la tête, ce qui est quand même d’une utilité limitée au téléphone. Mais là, ça passe.
– Sûr hein ?
Combien de fois ai-je entendu cette phrase ce soir ?
– Oui, ça va, ça va aller, ne t’en fais pas.
Je raccroche sans dire au revoir.
Et puis merde.
Il faudrait que quelqu’un se penche sérieusement sur la vitesse de propagation des mauvaises nouvelles. C’est à croire que l’on n’a pas le temps d’assimiler que la moitié de la planète est déjà au courant.
La nuit est tombée. Quelle heure est-il ? Dix heures. Déjà. J’ouvre la fenêtre en grand. La chaleur est encore là, palpable. Pas un souffle. J’ouvre la cuisine de l’autre côté pour tenter de créer un courant d’air. Tentative manifestement vouée à l’échec, mais j’ai au moins l’impression de faire quelque chose.
Le téléphone sonne. Troll en profite pour aboyer. Je n’ai jamais compris pourquoi il ne supportait ni la sonnerie du téléphone ni celle de la sonnette d’entrée. J’ai beau ruser, changer de téléphone, de sonnerie, rien n’y fait. Ça laisse deux jours de tranquillité, mais sitôt qu’il a repéré qu’il s’agit du téléphone, il recommence à aboyer. Au fond, il est tranquille chez lui, il n’a ni envie de recevoir de monde, ni envie de recevoir de nouvelles. Je le soupçonne d’avoir raison.
De toute façon, une semaine de merde c’est une semaine de merde. Surtout quand ça commence par une lettre du trésor annonçant benoîtement qu’il bloquait la totalité des comptes bancaires pour non-paiement des impôts locaux. Bon, normal, sauf que non seulement ils étaient payés, et dans les temps pour une fois, mais en plus j’avais une jolie lettre de leur part me demandant ce qu’ils devaient faire du trop-perçu.
Enfin, presque, vu que ce n’est pas moi qui tenais les comptes. Ça fait bien longtemps que j’avais délégué à Katia tout ce qui était problèmes d’argent. Je me contentais d’en gagner aussi souvent que possible, d’en dépenser raisonnablement, mais pour tout le reste c’est elle qui tenait les comptes et payait les factures. Là aussi c’est elle qui était allée au Trésor leur démontrer leur erreur, puis apporter la mainlevée à la banque. Comment avait-elle pu ? Elle devait déjà savoir qu’elle allait partir, pourtant.
Ensuite ça a été le chien qui s’est ouvert un coussinet.
J’essaye de le laisser courir le plus souvent possible. D’habitude je le descends et je le laisse aller faire son tour du quartier tout seul. Il ne se mêle pas de mes histoires, je ne vais quand même pas aller me mêler des siennes.
Certaines fois il lui arrive de rentrer trempé, l’air à la fois pitoyable et vexé de s’être pris un seau d’eau de la part d’un pénible qui le trouvait nettement trop entreprenant avec sa chienne, mais ce coup-là il est revenu avec la patte qui pissait le sang. Bien évidemment, je l’ai engueulé, j’ai arrêté le saignement, je l’ai engueulé à nouveau puis je suis allé nettoyer le sang dans les 3 étages de la cage d’escalier. En remontant, j’ai hésité puis je me suis abstenu de l’engueuler une troisième fois.
Et pour finir, ça a été le joint de culasse de la voiture. Enfin, on a eu quand même un peu de chance, c’est une feignasse de mécanicien abusant des 35 heures qui nous a arrêtés pour nous dire que le pot fumait et qu’on avait intérêt à parquer la voiture avant que le joint ne lâche complètement.
Enfin, je croyais que c’était tout jusqu’à ce matin.
Téléphone. Aboiements. Ta gueule Troll. Décroche.
– Mon Dieu, je viens d’apprendre la nouvelle, alors je t’appelle tout de suite. Ça va toi ? Tu tiens le coup ?
Ben tiens, ça faisait bien un quart d’heure que personne ne m’avait posé la question.
– Oui, ça va aller, t’inquiètes.
Je savais quelle allait être la question suivante. Je commençais à être rodé.
– Comment ça s’est passé ?
– Je n’ai pas de détail. Elle était partie faire une course avec un collègue de travail. Les gendarmes ont dit qu’il y avait certainement eu une voiture qui leur a coupé la route, mais l’autre conducteur s’est enfui.
– Et Katia, tu as des nouvelles ?
– Pour l’instant elle est en réanimation. Les médecins disent qu’elle va s’en sortir. Elle n’a eu que des contusions et un traumatisme crânien.
– Et le conducteur ?
– Il a eu moins de chances, il est mort sur le coup.
– Mon Dieu quelle histoire, tu crois que tu vas tenir le coup ?
Ça y est, je sentais l’exaspération monter.
Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas s’empêcher de poser les questions les plus stupides ? « T’as été chez le coiffeur ?» Non, connasse j’ai mis la tête dans le micro-ondes. « C’est pour manger ?» Non, crétin, on vient au restaurant pour tirer un coup. T’es gentil de nous débarrasser la table 4, vu que la bourgeoise elle apprécie moyen de coïter avec une fourchette plantée dans le croupion « Alors, dites-moi pourquoi vous désirez travailler pour nous ? » Pour le fric taré, vu que ta boîte de merde embauche et que je préfère me faire chier en étant payé pour ça que de m’emmerder sans un rond chez moi.
Je respire un grand coup pour me calmer. Zen.
– Ça va aller ? Tu ne dis rien ?
Je raccroche sans répondre et sans remords.
Faut bien entretenir ma réputation de pénible. Ce qui me fait le plus chier c’est de savoir que cette tanche va me trouver des excuses. C’est quand même un monde de pouvoir être désagréable avec les cons sans qu’ils vous en veuillent. Font chier.
Téléphone. Aboiements. Ta gueule Troll. Décroche.
– C’est Pierre, je viens d’apprendre la nouvelle, quelle histoire.
– Ouaip, ça va je tiens le coup.
Autant devancer et passer directement au point suivant
– Comment est-ce arrivé ?
S’il y a une chose que j’apprécie chez Pierre c’est son obstination à employer les formes interrogatives et à faire les liaisons tout en sachant que c’est un combat perdu d’avance.
– Tu sais que la voiture est en panne. Le garage nous avait envoyé un mécano avec une voiture de remplacement. Katia est partie avec lui et c’est en rentrant au garage que le type a eu une crise d’anémie graisseuse et a perdu le contrôle de la voiture.
– Quelle histoire. Tu sais que si tu as besoin de quelque chose tu peux compter sur Anne et moi.
– Merci Pierre j’y penserai au besoin. Bon je vais me pager.
– Tu es sûr que ça va aller ?
Raccroche. Soupire.
Boucan dans la cuisine. Soupirer. Se lever.
C’est Fitz qui vient de dévaler une pile d’assiettes en tentant désespérément d’atteindre le placard.
J’engueule pas. Sert à rien d’engueuler un chat, sinon à se faire mal voir. J’ouvre la porte du placard. Plein cadre le paquet de croquettes.
Regard courroucé du greffier accompagné de miaulements comminatoires. C’est con, je suis sûr que s’il avait une montre il serait en train de la tapoter en miaulant « j’ai failli attendre ». Bien évidemment, sa gamelle est encore à moitié pleine de pâtée, mais pour Son Altesse c’est pâtée et croquettes du soir. Soucoupe – faudrait pas mélanger les croquettes avec la pâtée sous peine de se voir assassiné d’un long regard de mépris – verser croquettes. Si ton altesse veut bien se donner la peine. Pas de réponse. Il bâfre sans plus faire attention à rien. Il y a franchement des fois où j’ai envie de l’attraper par la queue et de jouer à Thierry la Fronde.
Téléphone. Aboiements. Ta gueule Troll. Décroche.
– Coucou c’est Marianne, ma sœur est là ?
Allons bon, je suis tombé sur la seule qui ne soit pas encore au courant. Je l’aime bien la petite sœur, 19 ans, prête à bouffer le monde, autant d’indulgence pour la médiocrité qu’il y a de neurones dans le crâne d’un jeune pop et un petit cul à faire damner une armée de séminaristes.
– Non, t’es assise ?
– Ben pourquoi ?
– Ta sœur m’a annoncé ce matin qu’elle me quittait, puis elle est partie avec son amant. Qui a trouvé moyen de rentrer dans un camion à 110 à l’heure. Lui est mort et Katia est encore en soins intensifs, mais d’après les toubibs ses jours ne sont pas en danger.
Long silence sur la ligne.
– Remets-toi, elle va s’en sortir, elle a eu une veine de cocue. Je ne peux pas en dire autant.
– Tu me dis la vérité ?
– Pour l’accident, c’est vrai.
– Où est-elle ?
– Au CHU, mais pour le moment, elle est en réanimation, on ne peut pas la voir.
– Et pour le reste c’est vrai aussi ?
– Tu fais comme si je ne t’avais rien dit.
– T’es vraiment malade de plaisanter avec ça.
– T’étais pas au courant ?
– De toute façon, ça aurait dû être vrai, je n’ai jamais compris que Katia ait accepté d’épouser un taré dans ton genre.
– Ben tu vois, ça nous fait au moins un point commun, moi non plus je n’ai jamais compris.
– T’es vraiment un sale con.
– Pour vous servir mamzelle.
Bon, pour une fois ce n’est pas moi qui ai raccroché. Ça change un peu. J’ai eu mon compte pour ce soir.
Débrancher téléphone. Vérifier que le portable est éteint. Souffler. S’asseoir.
Troll est allongé sur son tapis. J’en profite pour inspecter sa blessure. Il se laisse faire sans protester.
– Si tu pouvais t’empêcher de gratter la terre comme un con à chaque fois que tu as fait une crotte, ça serait guéri depuis longtemps.
Il lève une paupière, pas foncièrement persuadé de la nécessité de répondre. Ça, on ne peut pas dire qu’il soit du soir. Passé 9 heures, c’est une tape sur les fesses un bisou et au lit. Pour arriver à le bouger ensuite, il y a du boulot. Mais là je n’ai pas le choix, il n’est pas descendu depuis ce midi, et je n’ai nulle envie d’éponger demain matin.
– Allez, debout, on va faire un tour.
Battement de paupière sans autre résultat. Troll reste soigneusement couché sur le dos, ventre offert aux caresses. C’est manifestement le seul effort dont il soit capable à cette heure.
Je lui passe la laisse et tire. À regret il condescend à se lever.
Allez, ce coup-ci je viens avec toi. On y va.