La France est signataire de la Charte Sociale Européenne depuis le 7 mai 1999. À ce titre, elle devait fournir au Conseil de l’Europe un rapport sur la façon dont elle applique la Charte en matière de droit du travail sur la période 2005-2008. Elle l’a rendu, avec retard, le 15/12/2009, et devait en rendre un autre sur le thème « Enfants, familles, migrants » le 31/10/2010, où sera examinée notamment la problématique du droit au logement.
Le Comité Européen des Droits Sociaux a rendu ses conclusions sur la façon dont la France a appliqué la Charte sur cette période. Il relève 6 points sur lesquels l’application du droit du travail en France n’est pas conforme à la Charte, et réserve ses conclusions sur plusieurs points dans l’attente de précisions ultérieures.
Si la presse s’est fait l’écho des critiques du Comité en matière de temps de travail des cadres, ces conclusions révèlent d’autres critiques et interrogations tout aussi pertinentes en matière de droit syndical, de protection des salariés protégés, de congés payés et ouvrent même des pistes en matière de représentativité.
I) Le temps de travail et la rémunération des cadres en forfait jour.
Le Comité relève que la France ne respecte pas l’article 2§1 de la Charte révisée pour les motifs suivants:
- la durée hebdomadaire de travail autorisée pour les cadres soumis au régime de forfait annuel en jours est excessive et les garanties juridiques offertes par le système de conventions collectives sont insuffisantes;
- les astreintes durant lesquelles aucun travail effectif n’est réalisé sont assimilées à des périodes de repos.
En effet, la stricte application des règles actuellement en vigueur peut conduire un cadre en forfait jours à travailler jusqu’à 78 heures par semaine (six fois treize heures, en toute légalité). Cette durée est manifestement excessive et ne pouvait pas en conséquence être qualifiée de raisonnable au sens de l’article 2§1 de la Charte révisée. Il a également noté que la loi du 20 août 2008 n’impose pas que les conventions collectives prévoient une durée maximale, journalière et hebdomadaire. Ceci est désormais essentiellement traité à l’occasion d’un entretien annuel d’un travailleur avec son employeur (article L. 3121-46) et d’une consultation annuelle du comité d’entreprise (article L.2323-29). Le Comité considère que, de ce fait, la procédure de négociation collective n’offre pas de garanties suffisantes pour que l’article 2§1 soit respecté.
Pour se mettre en conformité, il faudra donc que la France prenne des dispositions pour fixer, à défaut d’indication dans la convention collective, une durée maximale hebdomadaire s’appliquant aussi aux forfaits jours, et d’autres imposant la compensation des astreintes, même lorsqu’aucune intervention n’a été faite, car l’assimilation des périodes d’astreinte au temps de repos constitue une violation du droit à une durée raisonnable du travail prévue par l’article 2§1 de la Charte révisée.
Ce non-respect de l’article 2§1 a des conséquences sur l’article 4§2. En effet, le comité constate que les heures de travail effectuées par les salariés soumis au système de forfait en jours qui ne bénéficient, au titre de la flexibilité de la durée du travail, d’aucunes majoration de rémunération, sont anormalement élevées. Il considère aussi que la période d’un an prévue en matière de modulation par la loi du 20 août 2008 est excessive.
Cela a pour conséquence, puisque le forfait jours intègre un certain nombre d’heures supplémentaires, il va donc falloir désormais le contractualiser et préciser combien d’heures supplémentaires sont forfaitisées et instaurer une période de décompte « raisonnable » pour arrêter les compteurs et voir combien d’heures supplémentaires majorées sont dues.
On peut aussi s’interroger sur la validité, au regard de l’article 4§2 de la Charte des systèmes de modulation / annualisation qui prennent pour référence l’année ainsi que sur la validité des forfaits heures sur une base annuelle, puisque les heures supplémentaires (celles effectuées au delà de 1607 heures) ne sont décomptées qu’en fin d’année.
II) Le droit à report des congés annuels.
Le Comité considère que la Charte révisée impose que les travailleurs puissent prendre à un autre moment les jours de congé «perdus» à la suite d’une maladie ou d’un accident, de façon à bénéficier de la durée minimale obligatoire de quatre semaines de congé par an. Il constate que la France « oublie » de répondre par deux fois à la question de savoir si la grande majorité des travailleurs est protégée par voie de convention collective ou autre sur ce point. Il note que si la Cour de cassation s’est prononcée le 24/02/2009 sur ce principe et a décidé que les congés payés acquis durant une maladie, un accident du travail ou une maladie professionnelle doivent être reportés après la date de reprise du travail; cet arrêt ne concerne pas les agents publics et est intervenu au delà de la période examinée.
En conséquence, le Comité conclut que la situation de la France n’est pas conforme à l’article 2§3 de la Charte révisée au motif qu’il n’est pas établi que le droit au report du congé payé annuel en cas de maladie ou d’accident est garanti.
III) Le délai de préavis.
L’article L 1234-1du Code du travail établi un socle minimal en cas de rupture du contrat de travail à durée indéterminée à l’initiative de l’employeur pour un motif autre que la faute grave, comme suit :
- le travailleur dont l’ancienneté est comprise entre 6 mois et 2 ans bénéficiera d’un mois de préavis ;
- le travailleur dont l’ancienneté est supérieure à 2 ans aura un préavis de deux mois.
Le Comité conclut que la situation de la France n’est pas conforme à l’article 4§4 de la Charte révisée au motif que deux mois de préavis ne sont pas un délai de préavis raisonnable pour les employés avec plus de quinze ans d’ancienneté.
Pour se mettre en conformité, il faudra donc qu’un 3e palier légal soit prévu avec un préavis supérieur à deux mois pour les salariés ayant plus de 15 ans d’ancienneté.
IV) Le droit syndical.
La situation de la France est jugée non conforme à l’article 5 à cause de la survivance d’un monopole syndical de fait dans le secteur du livre. Au-delà ce cet aspect, la question se posait aussi de la conformité de la réforme de la représentativité introduite par la loi du 20 août 2008 avec la Charte.
Le Comité valide la position de la Cour de Cassation qui a déclaré la réforme conforme à la Charte sur le point de savoir si les critères fixés sont « clairs, préétablis, objectifs et imposés par la loi, et qu’ils peuvent donner lieu à un contrôle juridictionnel ». En revanche, pour ce qui est de leur caractère raisonnable de ces critères, le Comité note que plusieurs syndicats ont critiqué la réforme, en particulier les seuils qu’ils ont jugés excessivement élevés. Dans l’arrêt précité, la Cour de cassation a considéré que le palier de 10 % ne porte pas atteinte à la jouissance de la liberté syndicale garantie par l’article 5 de la Charte. On peut s’étonner d’ailleurs que la Cour de Cassation, alors que les partis politiques ont eux un seuil de 5 % dont l’atteinte leur permet d’accéder au financement public, ait estimé qu’était raisonnable pour les syndicats un seuil de 10 % permettant d’accéder à… rien. Si ce n’est le droit de pouvoir faire son travail d’organisation syndicale.
Le Comité, lui, n’en est pas si sûr, et il examinera les conséquences de l’application de cette nouvelle disposition sur l’exercice de la liberté syndicale dans les mois et années à venir et, entre temps, il réserve sa position sur ce point.
Pour les autres nouveautés introduites par la loi du 20 août 2008 (nouveaux acteurs de la négociation collective et règles de validité des accords collectifs reposant sur une validation par les suffrages des salariés), puisqu’elles sont devenues opérationnelles seulement après la période de référence (1/1/2005 au 31/12/2008), le Comité en appréciera la portée lors de son prochain examen de la situation de la France au titre de l’article 6§2. Il souhaite donc que le prochain rapport apporte des précisions concernant ces nouveautés et leur application concrète.
La France n’obtient donc pas quitus sur ce point, et il est possible qu’à l’avenir, une décision de non-conformité à l’article 5 du seuil de 10 % vienne bouleverser à nouveau la représentativité syndicale et la négociation collective.
V) Le droit de grève.
Le Comité a précédemment considéré que le fait de réserver la possibilité de déclencher une grève dans le secteur public aux organisations syndicales les plus représentatives constitue une restriction du droit de grève non conforme à l’article 6§4 de la Charte révisée. Il ressort du rapport que les amendements au Code du travail ont certes simplifié le libellé de cette exigence, mais n’ont pas modifié la règle en vertu de laquelle seuls les syndicats représentatifs peuvent déclencher une grève dans le secteur public.
Le Comité constate que la législation continue d’établir une retenue sur salaire mensuel de 1/30ème du salaire des fonctionnaires de l’État et des agents d’autres services publics nationaux pour des grèves de moins d’un jour, quelle que soit leur durée. Il a estimé précédemment qu’une telle règle n’est pas conforme à l’article 6§4 de la Charte révisée, au motif qu’elle pourrait dissuader les intéressés de prendre part à une grève. Le Comité réitère par conséquent sa conclusion de non-conformité sur ce point. Il rappelle que toute retenue sur les salaires des grévistes ne doit pas excéder la proportion de leur salaire qui correspond à la durée de leur participation à la grève. C’est donc un désaveu clair et net de l’arrêt Omont (CE 21 juin 1978).
Le Comité conclut que la situation de la France n’est pas conforme à l’article 6§4 de la Charte révisée, aux motifs que:
- seuls les syndicats représentatifs ont le droit de déclencher une grève dans le secteur public ;
- les retenues sur les traitements des fonctionnaires grévistes ne sont pas toujours proportionnelles à la durée de la grève, puisque l’application du trentième indivisible aboutit le plus souvent à une retenue supérieure à la durée réelle de l’arrêt de travail.
VI) Harcèlement sexuel.
Tout en jugeant la situation de la France conforme à la Charte, le Conseil demande, pour la seconde fois, si une réintégration est possible lorsque le ou la salariée a été poussé(e) à démissionner en raison du climat hostile provoqué par le harcèlement sexuel. Il a également demandé des informations sur les mesures préventives.
Or, actuellement encore, aucune mesure permettant la réintégration de la victime lorsqu’elle a démissionné n’existe (sauf à invoquer la prise d’acte). On peut donc en déduire que pour se mettre en conformité, il faudrait qu’une telle disposition soit intégrée dans le Code du travail.
VII) Les salariés protégés.
Si le comité déclare la situation de la France conforme sur ce point aux stipulations de l’article 28 de la Charte, il s’étonne quand même du nombre élevé de licenciements de salariés protégés autorisés par l’inspection du travail.
Le Comité demande en conséquence que le prochain rapport contienne les commentaires du gouvernement sur l’efficacité en pratique de la protection des représentants des salariés contre le licenciement et, le cas échéant, les mesures envisagées pour en changer le fonctionnement.
On a ici une critique implicite du système français de protection des représentants des salariés dont l’efficacité réelle semble être mise en doute par le Comité. On regrette au passage que le Comité n’ait pas jugé utile de s’interroger sur la totale absence de protection des représentants du personnel dans les administrations.
VIII) Et maintenant ?
Mêmes si les états ont obligation de fourni un rapport tous les 4 ans sur l’application de la Charte, force est de constater que le temps du Comité n’est pas en phase avec le temps politique.
Soyons réalistes : imagine-t-on un ministre du travail préparer de nouvelles dispositions en prenant en compte le fait que dans 4 ans la France devra rendre des comptes sur ces dispositions au Comité ? En réalité, il s’en fiche, et si cela lui vient à l’esprit, il l’écarte d’un revers de main en se disant que, de toute façon, la probabilité qu’il soit toujours ministre et dans ce ministère à 4 ans de là est proche de zéro, et qui si quelqu’un devra se justifier, ce sera son successeur.
Il est à ce titre révélateur de constater que les conclusions du Comité font à plusieurs reprises mention de renseignements demandés et de questions posées qui n’ont jamais été prises en compte par la France.
Et pourtant, « Le Comité rappelle que l’objet et le but de la Charte, instrument de protection des Droits de l’Homme, consiste à protéger des droits non pas théoriques mais effectifs ». Comment assurer alors l’effectivité de ces droits dont la violation a été constatée par le Comité lui-même ?
On peut, bien sûr, envisager que les partenaires sociaux décident de s’emparer des points sur lesquels la France n’est pas en conformité avec la Charte pour ouvrir des chantiers de négociation afin de mettre fin à ces violations. Cela dit, connaissant les organisations patronales, on imagine bien qu’elles ne vont pas spontanément ouvrir cette voie.
On peut aussi espérer que les échos que les conclusions du comité ont eues dans la presse peuvent pousser le gouvernement à bouger sur un certain nombre de points. Malheureusement, là aussi, le temps du politique n’est pas celui des médias, et il lui suffit le plus souvent de faire le dos rond en attendant que l’actualité trouve un autre sujet. Reste quand même une possibilité.
La charte a prévu, outre les rapports soumis au Comité, un second mécanisme de contrôle. Il s’agit de la procédure de réclamations collectives, prévue par un Protocole à la Charte sociale adopté en 1995 et entré en vigueur en 1998, actuellement ratifié par 14 États, dont la France.
Cette procédure permet aux syndicats de porter réclamation devant le Comité européen des Droits sociaux, l’organe de contrôle de la Charte, lorsqu’ils considèrent qu’un droit garanti par la Charte n’est pas respecté.
Cette procédure s’apparente, d’une certaine manière, aux recours pour excès de pouvoir qui existent en droit administratif.
Les organisations porteuses de la réclamation n’ont pas l’obligation d’être elles-mêmes victimes de la violation dénoncée même si elles présentent le recours au nom des victimes et si elles illustrent le recours par la description de la situation des victimes.
La procédure elle-même n’est pas d’une grande complexité juridique. Contrairement à ce qui est prévu devant la Cour européenne des droits de l’homme, les organisations qui présentent une réclamation n’ont pas l’obligation de saisir au préalable le juge national et les conditions de forme et de délai sont beaucoup plus souples. C’est ce qui explique en partie le nombre élevé des réclamations jugées recevables (plus de 90 % sont jugées recevables).
Et surtout, ici, le travail a déjà été fait par le Comité lui même. Tout ce qu’il reste à montrer c’est que la situation n’a pas évolué depuis la période des constatations du Comité. Ou en pire. Comme d’habitude.